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Lonely Planet

1995

 

Nous passions nos journées à prendre de petits congés,

petites situations sans avenir

à attendre sous la pluie sans nous abriter,

jusqu’à ce qu’on nous prenne en effet pour l'idée qu'on se faisait de nous.

Trois cigarettes coup sur coup savaient pourquoi nous étions là.

Vos papiers s’il vous plait n’ont pas vu le temps passer.

 

Non, on n’a rien observé d’anormal,

à l’occasion des individus séparés qui allaient

au hasard, des hantises

trouvant un peu de société dans les marchandises.

Nous avions appris à remonter le col de nos blousons,

à carrer les épaules et prendre ce faux air vexé pour dissuader

qu’on vienne nous parler.

 

Nous marchions la nuit pour ne pas dormir.

Nous faisions claquer nos talons sur le trottoir, mais ça n’était pas un appel à l’aide.

Nous crachions de côté, nous vérifiant dans les vitrines avec une conscience aiguë

de nos hésitations

mais acharnée à lutter contre

la fatigue, nos hésitations,

les soirées à imiter les imitateurs de télévision.

 

Nous donnions du poing dans les rideaux de fer pour entendre du fracas dans la nuit,

suivi d'injures gueulées aux parties molles

de la pensée.

aux sociaux-démocrates : cuisses laiteuses, poils de con dans la gamelle.

au complexe militaro-industriel : aisselles collantes.

aux nains de jardin : partouzes de bungalow, dimanches de luna-park.

au cochon occidental : mélancolie.

aux parlementaires élus par des somnambules : idées de ruine et d’incurabilité.

aux banlieusards programmés : ronds-points, bacs à fleurs.

à l’opinion publique : appels au calme.

aux avortons : Toshiba Mitsubishi.

Une nuit, alors qu'on était assis seul sur la banquette du fond, le panneau lumineux avait affiché

Arrêt demandé,

comme une citation à comparaitre dans l’idée qu'un chauffeur,

un bus, un commandement

se faisaient de nous.

 

Nous avions poursuivi notre chemin qui n’était pas un chemin,

et sur une centaine de mètres nous avions couru les yeux fermés, le front

déjà heurté, la douleur avec un peu d'avance.

Les parcs étaient fermés aux visiteurs après 22 heures. Puis nous avions fait tinter des pièces de monnaie dans nos poches pour laisser penser que nous allions quelque part, acheter quelque chose. Nous demandions du feu, un monde servi tout chaud dans le monde de l’oeil, tomates oignons sauce blanche. Nous prêtions nos idées funestes à plus fort que nous, les dédouanant au prétexte de les dénoncer. Nous changions de trottoir mais sans suivre personne que nos ombres allongées, et à l’aube nous marchions encore, comme si nous espérions que quelqu’un nous regarde, Dieu, la police, les garçons.

 

Dans une chanson en forme de prémonition Allez Monsieur il faut vous rendre.

A l’évidence.

Sans vous défendre.

 

Alerte : la répétition du même rêve n’était qu’un exercice, mais grandeur nature.

1999

On n’avait aucune idée de ce qui pouvait bien, parfois,

couper une phrase en plein milieu.

Un dos d’âne,

un coup de frein,

une humeur mélancolique avec sensation de débâcle et détachement

des blocs.

Au volant, attention,

il ne faut pas fermer les yeux. Tous les rêves déchiquetés, le monde casse,

s’assemble,

et personne ne voit cela.

 

Nous pouvions traverser d’immenses étendues en un éclair - et cela se dissout

tout autour.

Un mot imprévu pouvait se ficher dans l’esprit

comme une écharde

et paralyser la phrase qui était en train de se dire,

pour un moment très long.

Parfois définitivement.

Nous ne pouvions pas nous prévaloir de la peur.

Cependant mourir ne nous incombait pas

et nous ne renaissions pas non plus

augmenté, ou quoi ou qu’est-ce,

de ce qui nous abattait : une intolérable angoisse les après-midi vers 15h, les demi-érections en public, les colis piégés, les coups de pieds dans les couilles disaient il n’arrivera donc jamais rien ?

On faisait des petits tas avec des miettes de pain et on sentait bien qu’on était

comment dire

assassinés d’une façon comment dire.

Nous rêvions à cet épisode héroïque

dans lequel nous aurions le cran

de mourir parce qu’on nous tuait.

De mourir parce qu’on le savait.

 

De vous griller la politesse.

 

2005

Et on voyait bien que notre mort n’arrivait pas tout de suite,

mais plus lentement

qu’avant.

L’hiver de notre déplaisir était parti pour durer car le temps passait, en effet,

et nous n’y trouvions d’autre loisir que d’épier nos ombres au soleil : lui décrire nos difformités.

Pourquoi on était si fatigués, parfois ?

 

Les choses étaient lourdes comme des couvertures mouillées.

Il y avait de la tristesse sur les visages. Il y avait des produits toxiques dans l’air qu’on respirait,

et dans les paroles qu’on entendait.

Il y avait du fatigant.

Il y avait tant de visages. On ne pouvait pas venir en aide à tous ces visages.

 

On ne voulait pas d’histoires. On voulait juste pouvoir vivre dans un monde où personne ne chie, n'éjacule ni ne tue son prochain de manière violente. On  ne voulait pas de structures dans le comportement, on ne voulait ni d'ordre ni de fragments dans le discours, on ne voulait pas de difficultés respiratoires, devoir paniquer ou ne pas paniquer en attendant l’arrivée des secours. On ne voulait pas rester une personne seule en difficulté nous couvrir le visage en cas de charge policière. On ne voulait pas rester solidaires ni respirer les gaz avec précaution pour l’air.
 

On ne voulait pas d’histoires. Juste un revenu d’existence.

On voulait juste que quelque chose nous revienne de l’existence.

La fatigue était cette accumulation de déjà-vus.

 

Si nous étions traités comme des choses,

et si nos rapports en général étaient ceux de chose à chose, c’est qu’il fut un jour possible

d’acheter notre temps.

Dès le premier jour, nous étions vos débiteurs.

         

                                                 

2009

Vous ne serez jamais une simple copie, disait l'annonce immobile.

Offrez-vous un air de ressemblance, un pronom personnel de la deuxième personne du pluriel.

Réplique exacte, garantie fidèle et durable en cas de besoin.

 

Un visage dont vous seriez le héros. Jamais plus vous ne serez cités

à comparaitre dans l’idée que l’on se fait de vous.

 

Aura sociale optimisée. Léger. Peu encombrant.

Tailles standards. Sans fil. Portable. Discret.

Tient dans la tête. Sans effort. Souple. Léger.

Résistant. Autonomie maximale. Emportez-le partout.

Matériau résilient. Intelligence à mémoire de forme. Viabilité.

 

Récupération de rêves anciens, sans rupture de code temporel.

 

 

2015

Nous suivions l’itinéraire, nous récitions les horaires, nous laissions des avis vérifiés,

et les villes s’étendaient à mesure que nous reconnaissions - pour prouver à des robots

que nous n’étions pas des robots - leurs feux de signalisation.

 

2021

 

Si vous vivez depuis au moins quinze jours l’un de ces états

ou les deux : 

vous vous sentez épuisés ou sans énergie, plus lents que d’habitude, par exemple pour parler ou pour conduire, 

ou au contraire beaucoup plus nerveux qu’il y a un an avant l’accident.

 

Vous pensez au pire qui pourrait arriver, alors que les faits ne justifient pas de croire que le pire va arriver.

Vous avez beaucoup de mal à vous concentrer sur une question qui n’appelle pourtant pas une réponse sous quinze jours.

 

Il vous arrive d’entendre appeler votre prénom dans votre tête avec une voix de robot conversationnel.

« Il ne s’est rien passé de remarquable durant votre absence », dit au réveil la voix qui propose ensuite

cinq idées de bonne journée.

 

Vous avez pris du poids sans le vouloir, des pertes de mémoire, un sommeil sans réparation et des odeurs suspectes au lever du jour. Une sensibilité anormale aux bruits, à la lumière et aux brusques changements de température sans préavis. Des palpitations, une douleur diffuse un peu partout, certains endroits douloureux au toucher, une oppression de poitrine avec des idées

de ruine et d’incurabilité.

 

Vous vous sentez comme une merde de chien collée là depuis ce matin. Vous pensez beaucoup à la mort comme façon de participer

à la vie, à la vôtre

ou à celle des gens syriens, ukrainiens, palestiniens.

 

Parfois, la pensée est hostile aux pensées. Elle abime la vision. La musique aussi, elle l’abime.

 

Pas d’inquiétude. Quand la pensée devient malaisée, donnez-lui

un état d’âme.

Cette sorte d’humeur chaude, odorante,

qui est comme la transpiration passée dans l’air.

 

Un exercice de pensée : gestes généreux pour Prière de faire la chambre.

 

Si vous avez observé plusieurs fois ces symptômes depuis au moins quinze jours, presque chaque jour, toute la journée, savez-vous que trois millions de français dans votre cas éprouvent eux aussi une tristesse inhabituelle, qui perturbe sa vie quotidienne ?

 

Il existe une maladie qui touche plus de trois millions de français qui les empêche de parler,

de rire, de manger,

de travailler, de dormir ou de vous lever le matin de bonne heure.

 

C’est arrivé si vite.

D’un coup on a perdu votre intérêt pour la plupart des choses comme les loisirs, le travail ou les activités qui vous plaisaient habituellement, surtout il y a un an avant votre accident.

 

 

2024

 

A la recherche d’autonomie, comme des milliers de personnes en Ile-de-France,

vous souhaitez inventer votre pensée tous les matins : le plus gênant,

dites-vous,

c’est quand vous avez une idée à vous qui ne vous vient pas à l’idée.

 

Planète Solitaire à l’usage des grands fatigables

vous souhaite la Bienvenue à bord.

 

Pour votre confort et votre sécurité,

nous allons procéder aux mesures de dépistage de votre attention s’il vous plait.

 

En vol, il y a cette méthode fiable pour savoir si l’avion penche. Attention, ne pas confondre avec une quelconque méthode pour obtenir un horizon pur. Si la surface de l’eau dans votre verre est parallèle à la tangente du globe terrestre, prise à l’aplomb de notre position en vol, cette tangente n’est pas l’horizon. Qui est une courbe.

 

Bienvenue à bord affiche Notre plus belle destination, c’est vous.

Un dernier repas vous sera servi à votre place, n’hésitez pas

à réclamer le lot de consolation qui vous revient. Essuie-mains citron vert.

 

Vigilants ensemble,

si vous éprouvez malaises, maux de têtes ou difficultés à respirer en cas de danger ressenti,

si vous remarquez un objet

abandonné ou tout comportement qui vous parait suspect.

 

En cas de perte ou d’oubli de vos identifiants, ne restez pas seul, n’attendez pas

qu’il soit trop tard pour alerter vos proches : l’air frais se trouve plus près du sol.

 

Réclamez le lot de consolation qui vous revient

d’une émotion, quand bien même vous l’auriez prise pour un souvenir.

C’est fréquent, pas d’inquiétude.

Quand quelque chose vous revient

de l’existence : une impression

de souvenir immédiat.

Quand la mémoire se prend pour une perception, c'est une impression

que les usagers du Transilien appellent un revenu :

un air de ressemblance avec un peu d’avance.

 

 

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