l’incorporé dans l’incorporant
Oui, ce que dit Chrysippe passe par la bouche, même les chariots.
Et Chrysippe ne dit pas n’importe quoi.
Diogène pense que Chrysippe confond la nature des mots et celle des choses.
Mais là, c’est Diogène qui joue à l’idiot.
Chrysippe ne confond pas la pensée formée dans la bouche avec le truc des syllogismes.
Il sait bien
que ni le mot chariot ni le mot chien
n’ont d’attaches sensibles avec
les voitures,
ou avec
les animaux qui aboient.
Les mots ne ressemblent pas aux choses,
certes.
Les mots ressemblent aux relations que nous avions avec les choses
quand il fallait les convoquer.
Depuis, nos relations aux choses ressemblent à leurs noms,
et c'est pourquoi
les noms sont motivés.
Le mot chien n'aboie pas,
mais l’animal qui aboie
le fait sous les espèces intentionnelles du nom qui est sa nature
de chien.
La nature du chien motive la nature francophone du nom
qui l’appelle
chien.
Une fois nommées, les êtres et les choses ne peuvent plus être
déshabillées.
Nous sommes dans nos prénoms comme l’incorporé est dans l’incorporant.
Dans mon corps comme dans ma langue maternelle,
il y a une matrice de correspondances
entre le sens
et les sons.
Il y a une matière physique du langage, d’où l’esprit ne s’est pas encore détaché
(c'est Antonin Artaud qui dit ça).
Si je dis cheval, je dis cheval et je m‘attarde un peu,
un moment de trop,
dans le nom che val,
je pressens qu’il a une allure particulière.
Une allure à la française, un peu altière, droite, élevée, tendue.
Ce n’est pas l’allure chaloupée d’un caballo espagnol,
ni la vitesse nerveuse d’un pferd allemand
ou le renâclement d’un horse anglais,
etc.
Je dis cheval et un cheval passe par ma bouche.
*
Dans sa déclamation muette, Gaston Bachelard dit que "la vie est un mot qui aspire,
l'âme est un mot qui expire".
Cela se respire dans le souffle et se voit sur la bouche : prenant vie, les lèvres "se séparent doucement et semblent aspirer l'air". Pour rendre l'âme, "les lèvres, à peine entr'ouvertes", laissent échapper un souffle et "retombent closes et sans forces l'une contre l'autre". Bachelard cite celui qu'il appelle "notre bon maître", Charles Nodier. Il ajoute que le mot vie est à prendre "à large poitrine" et que le mot âme est à rendre "doucement, à l'univers".
*
Il y a une langue eurasienne dans laquelle quelque chose arrive vraiment.
En abkhazie, je t'aime se dit :
je te vois en vrai.