Oedipe
Choeur
A Thèbes, le roi Laïos a un fils.
L'oracle dit au roi Laïos : Toi, ton fils te tuera. Il épousera ta femme.
Laïos dit Non.
Jamais
Le roi Laïos donne son fils à un berger : Ligature les pieds de l'enfant. Va l'exposer dans la montagne.
Le berger emporte l'enfant dans la montagne. Il l'abandonne là.
L'enfant a les pieds ligaturés, il ne peut pas marcher.
Non.
Un autre berger trouve l'enfant. Il libère ses pieds.
L'enfant a les pieds enflés. Le berger apporte l'enfant à Corinthe.
Oui.
A Corinthe, le roi Polybe est stérile.
Le berger donne l'enfant au roi Polybe.
Maintenant, le roi Polybe a un fils : il l'appelle Oedipe les-pieds-enflés.
Oedipe
Je suis Oedipe, je suis le prince de Corinthe, fils de Polybe. J'aime mon père et ma mère.
J'ai quinze ans.
Je joue avec un garçon, le garçon me dit : tu es un enfant trouvé.
Je dis Non.
Je pense Je dois savoir.
Je pars. Je marche. Je marche jusqu'à Delphes.
Je consulte l'oracle. L'oracle me dit : Toi, tu vas tuer ton père, et tu vas coucher avec ta mère.
Je dis Non.
Jamais.
Je ne retourne pas à Corinthe. Jamais je ne reverrai mon père, ni ma mère : impossible.
Je fuis. Je laisse Corinthe dans mon dos, je m'éloigne. Je marche au hasard. Je marche dans le désert. J'ai mal aux pieds.
Voilà un char sur le chemin. Un homme riche et ses deux esclaves. Je marche vers eux, ils marchent vers moi. L'homme me crie : Toi, tu n'es rien, hors de mon chemin. Non. Je n'accepte pas qu'un homme riche parle comme ça à un homme pauvre. Je suis sur mon chemin. Ses esclaves me frappent, je frappe les esclaves. Je tue un esclave, l'autre s'enfuit. L'homme riche veut me frapper, je frappe l'homme riche. Je le tue.
Je marche. J'ai mal aux pieds.
J'arrive sur les collines de Thèbes. Un monstre odieux fait le siège de la ville. C'est la sphinge : corps de lion, ailes de dragon, tête de femme. Monstre cruel, atroce. Du haut de sa falaise, elle interdit l'accès à la ville. Le peuple de Thèbes est affamé.
La sphinge m'interroge : Quel est l'animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes le midi, à trois pattes le soir.
Je dis : C'est l'homme.
Elle ouvre sa gueule atroce, elle crie, elle tombe de la falaise.
Les thébains m'acclament. Je suis leur sauveur. Un roi leur manque. Il s'appelait Laïos, il a disparu.
Les thébains me donnent le trône de Laïos. Il me donnent la veuve de Laïos, la reine Jocaste.
Je vois Jocaste, et aussitôt, je l'aime. Je vois Jocaste et je l'aime. Je l'épouse.
Oui.
Je suis Oedipe. Je suis le roi de Thèbes. Ma Reine est Jocaste. Je l'aime plus que moi-même.
Oui.
Nous avons quatre enfants. Ils sont beaux, ils nous ressemblent. J'aime ma femme et mes enfants. J'aime mon peuple.
Je suis Oedipe.
Oui.
J'ai échappé à l'oracle.
Voilà la peste.
Fléau. Maladie, calamité, famine.
Mon peuple souffre et meurt.
Non.
Mon peuple se lamente. Je fais consulter l'oracle de Delphes.
L'oracle dit : La ville paie le meurtre de Laïos. L'assassin est dans la ville. Il faut laver le sang du crime.
Devant le peuple, je dis : Si l'assassin de Laïos est dans la ville, je le trouverai, et j'en purgerai la ville.
Devant le peuple, je convoque Tiresias, le devin (il a les yeux dans la nuit) :
- Tirésias, tu vois dans la nuit. Dis-nous qui est le coupable.
- Oedipe, tu as des yeux pour voir. Tu ne vois pas que le coupable est sous tes yeux ?
- Tirésias, tu m'insultes ? Dégage.
- Oedipe, tu es celui que tu cherches.
Non.
Je vais voir Jocaste, elle me dit : Oedipe, n'écoute pas les oracles. Autrefois, un oracle menaçait Laios d'être tué par son fils. Or, Laios a fait tuer notre fils : il l'a donné à un berger, le berger lui a ligaturé les pieds, il l'a abandonné dans la montagne. Puis Laïos a été tué par un bandit de grand chemin.
?
Je demande à Jocaste : Quand Laïos a-t-il été tué ?
- Peu de temps avant ton arrivée à Thèbes. Un esclave a survécu à l'attaque. Veux-tu l'interroger ?
Non.
Je convoque l'esclave. Je le reconnais. Ses yeux. Je vois qu'il me reconnaît.
Non.
Un messager arrive de Corinthe. Il demande à me parler.
- Oedipe, je suis venu t'annoncer la mort de Polybe, roi de Corinthe.
Non.
Oui.
Le messager parle encore :
- Oedipe, je dois t'apprendre que Polybe n'était pas ton père. Un berger t'a trouvé dans la montagne. Il t'a donné à Polybe, qui ne pouvait pas avoir d'enfant.
Non.
Jocaste.
Elle s'enfuit dans sa chambre.
Jocaste.
Non.
Je ne peux pas voir ça.
Non.
Je ne peux pas voir ça.
J'ai baisé le ventre d'où je suis venu.
J'ai baisé le ventre qui m'a conçu.
J'avais des yeux pour voir, je n'ai rien vu.
Nuit sur mes yeux.
Mes enfants, je suis le frère des mes enfants.
Mes filles : mes petites sœurs.
Mes fils : mes petits frères.
J'avais des yeux pour voir, je n'ai rien vu.
Nuit sur mes yeux.
Je ne peux pas voir ça.
Nuit sur mes yeux.
Sang dans mes larmes.
Choeur
Oedipe, tu es celui que tu cherchais.
Il faut purger la ville. Tu es le bouc, tu dois partir.
Eloigne-toi de Thèbes. Laisse la ville dans ton dos.
Oedipe, tu ne fuis pas.
Oedipe, tu sais cela : on ne fuit pas.
Celui qui se fuit, il se suit.
Oedipe les-yeux-crevés, tu n'as plus rien à fuir.
Tu marches dans le désert.
Tu as mal aux pieds.
Tu marches au hasard. Tu as mal aux pieds.
Oedipe les-pieds-enflés.
Oedipe les-yeux-crevés.