Aubrac
Vaches nombreuses, vous savez.
Vous n’avez pas le regard humain du type adulte, solitaire, scandalisé, totalitaire.
Vaches qui broutez sans surplomb amer,
vous pardonnez
aux mouches agaçantes
et vous plissez les yeux sous l’astre.
Vous qui pleurez souvent,
vous savez que la lumière rayonne,
et que si elle rayonne,
c’est parce qu’on a les yeux mouillés.
Vaches, vos électrochocs, voyez-vous la différence,
plomb liquide ou arrêts de mort ?
Vaches qui voyez dans l’ouvert,
vos yeux pensent-ils d’eux-mêmes ?
Vaches qui voyez dans l’air
le grain de l’air parmi toutes les photographies
déjà prises
depuis tous les points de l’espace.
Est-il vrai que les photons vont plus vite pour vous,
et que vous voyez entre les mouches ?
Est-ce mon retard
qui fait la différence ?
Est-ce la différence
qui prononce à ce point
une voiture d’enfant
esseulée, et ses effets douloureux
dans la langue natale ?
L'orage rapproche les tympans l’un de l’autre, et
debout sur le seuil, genoux faibles, la vue basse,
l’orgueil noircit ses nuages,
menace comme si je pouvais les déchirer à main nues.
Vaches, vous prolongez mon dimanche égal à un mois d’août
du XXe siècle.
Vos cloches rétractent les épaules jusqu’à la surdité,
opposent violemment les pensées
aux facultés.
Le genre de petits assauts cardiaques
comme après une marche trop longue
qui battent aux tempes.
Que pensez-vous de cette tête de tronc qui va
à la vitre avec un pistolet à savon,
et l’air idiot que prend sa journée de congés ?
Vaches, savez-vous
le besoin de soulagement publicitaire
dans une maison propre où chaque geste vaudrait publication ?
Savez-vous la météo, et les anxiétés qui l'obligent
à écrire aux abonnés inconnus, qu’elle salue,
pour leur montrer qu’elle gagne à être connue ?
Vaches nombreuses, vous savez :
si le témoin est seul, le témoin est nul.
Les sensations que nous ne sentons pas
sont nos nappes
phréatiques.
Les autres, nous les croyons généralement truquées,
sauf l’instant avant le sommeil, quand
les images que l'on voit
sont celles qui les voient, depuis le point de vue anonyme de l'espèce.
Comment s’appelaient ces arbres bien aimés, avec leurs paquets
de feuilles légères en as de pique ?
Quand le vent les gonflait, elles soulevaient leurs faces
plus claires
et faisaient
un long bruissement visuel, comme des mobiles
chinois
ou quelque chose d’oriental.
Au XXe siècle, j’étais couché à plat ventre dans l’herbe,
et sur mes souvenirs un restant de ce poids.
Mes attentions étaient millimétrées, certes -
j'étais capable de mesurer les efforts d'une fourmi
pour le transport d'un débris
du cadavre de quelqu'un -
mais j’ignorais la science avec application.
La fourmi insistait pour trotter sur mon bras
sans savoir
sur quel monde incompréhensible.