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1. un garçon
Le retard

 

 

A l’époque, les personnages venaient dans cet ordre : un garçon arrive dans une ville et on sait déjà qu’une fille est là, qui ne l’attend pas. Un garçon, c’est-à-dire un séjour dans la description et les émotions que l’époque faisait droit aux garçons.

 

Il loue en ville une pension, avec commodités sur le palier, sans odeurs, sans plier les draps et pas de morsure d’insecte. Une chambre sans écran, où écouler l’attente, le sommeil, le retard, vingt-six ans, mais seulement quatre d’utiles. Un garçon n’y est pour personne, ou seulement pour le souvenir de celui qu’il était alors, qui aurait vécu cela, qui aurait trouvé les mots pour ça. 

 

Partagé entre la loyauté qu’il doit au Bureau de Tabac, là dehors, et la sensation que chaque chose est vue du dedans, comme en songe.

 

Lundi ou mardi, à gauche ou à droite, et comme d’autres matins ouvrables, un garçon dans l'encadrement de la porte, adossé avant le premier pas, à peser le pour et le temps qu’il fait, la main droite portée au visage : bon alors, il se masse les joues, la bouche, le menton, jusqu'à y trouver une décision. 

 

Et voilà garçon droit devant lui, le menton haut comme quelqu’un qui veut se joindre à quelque chose. Mais les premiers pas n’ont pas cette allure qu’il aurait rêvé musarde, gratifiée de sensations inaugurales, notations optimistes, musicales. Il n’a pas dit son premier mot dans la langue, et déjà fusent les réclames. Un garçon, ça veut donner l’impression qu’il va quelque part, et qu’il sait très bien où. 

 

Il prend les autochtones en filature, il voyage dans leurs affairements, les chemins balisés jusqu’aux détours flâneurs, jusqu’aux gestes d’évitement. Un garçon est le genre désœuvré qui rêve d’endosser les habits, les vies faciles et le commerce des autres, afin que l’existence, tout ce qui a pu en être dit ici ou là, se vérifie d’une personne supplémentaire, au moins. 

 

Mais toujours les habitants sèment l’étranger aux pas des portes. Un sourire, une parole et c’en est fait, ils en savent toujours plus long qu’un garçon : leur langue est déjà dans les choses.

 

Un garçon, ça veut convaincre. De peur qu’on ne prête à ses pas l’allure décidée, le but indigène du bon affairement, la vraie vie des vraies gens, qui savent où ils vont, et y vont, il revient sur ses pas et embrasse le pâté de maisons, le temps pour d’éventuels témoins de poursuivre leur chemin, le leur, qui les mène bien quelque part, eux. 

 

Son entrée dans le bar a coupé une phrase, et dans une buée d’hommes murs, le silence l’a suivi jusqu’au siège. Le skaï de la banquette a exagéré, et comme en canon, les habitués ont basculé leurs arthroses de hanche, les ventres accoudés dessus, les mains embrayées aux bouches, à l’ivresse brune. Le garçon a articulé une demande, mais sous une voix éteinte. Il a redemandé, on n’a pas entendu. Alors il n’a plus osé faire un geste, se lever. 

 

Il compose un air d'attente tranquille à son attente inquiète. On voit bien qu’il n’est pas d’ici, mais on ne voit pas bien pourquoi il est là. 

 

Habiter ici, c’est parler la langue qui connait les gestes. C'est savoir empoigner une pince de crabe, casser net, aspirer sec, gober la chair, avec la mie de pain assaisonnée. Puis jeter par-dessus le vin vert qui va bien. Des boites cubiques jaunes, l’autochtone soustrait des rectangles de papier blanc, feuilles à feuilles, qu’il auréole d’huile à vue d’œil, qu’il échoue à la nappe de papier blanc. L’autochtone est une somme de gestes qui sont déjà dans les choses. Ses mains délicates trahissent le garçon.

 

Le patron, c’est un coup de pied agile sur les portes froides, pendant que, bouteille à la hanche, aller-retour capsule, ses doigts crochètent le pied du verre, rempli en une versée, poussé jusqu’à l’habitué, vidé en deux gorgées. L’habitué dit au patron qu’il sort de l’hôpital. Un coup sec, le dernier. Je sors de l’hôpital. La cigarette aux lèvres, grasses et brûlées, une bouffée moite. Deux rotations rapides au fond du cendrier, la cigarette pliée en Z, fumant encore un peu, contemplée avec dégoût. L’hôpital, dit l’habitué au patron, qui ne répond pas, qui affaire ses mains au torchon mouillé, qui astique les faïences, le fer poli, la moindre tâche. 

 

L’habitué ne dit plus rien, il ne le dira pas. Un dernier effort pour l’équilibre, pour la dignité. Un reproche lancé en l’air, sans répondant. Bouche molle. Mains gonflées. Trémulations finales. Midi alentour, tant de palabres habituées à tant d’agonie.

 

Le garçon voudrait convaincre.

Mieux habillé, peut-être.

 

Tout le long de la rue, crachats réguliers au sol. Pieds torchonnées, idées fixes sous la dictée, je sais ce que je veux, c’est la répétition du garçon. Il cherche une rue dans les rues, impossiblement réelle, mais pas celle-là, une place où il lui serait permis d’être en lieu sûr.

 

Agitation & sa Rue Piétonne, son artère affolée, somme de réclames à l’emporte-pièce, avec d'autres langues, d'autres gens. Vitrines du samedi après-midi où on change d'habits. Et certaines autres gens compte tenu de ces gens : deux têtes permanentées, visages équivalents, je dis c'est pas vrai ? Chevilles lycra vers les talons trébuchants, alors je lui réponds, d’un revers de main. Le monde des gens servi tout chaud dans le monde de l’œil, tomates salade, pas d’oignon. Sauce blanche.

 

Assemblée de vieux Place du figuier, et parmi les gens qui suivent, les femmes qui passent, compte tenu des mollets, des talons, des flexions. Suivies de parfums sourds, qu’il se figure. Un garçon, ça flaire. Ses regards font mouche, et comme elles le sentent, elles se retournent et lui décochent un œil inquiet, accéléré.

 

Au moins, le corps est utile. Le garçon peut l’envoyer au kiosque, acheter des cigarettes, un autre beignet, lancer des signaux de son espèce, tandis qu’il reste adossé aux murs, fumant jusqu’à nouvel ordre. Mais sans mobile apparent, ses stations prolongées sur le trottoir sont bientôt suspectes.

 

Un garçon qui stationne n’appelle personne, parmi eux qu’il appelle ceux qui répondent aux appels. Suspect qui s’appelle Monsieur, vos papiers s’il vous plait. En pensée, un garçon s’exerce à présenter son passeport, à parfaire l’économie de ce geste dans le mouvement du bras. 

 

Il fait les cent pas, de ci de là, pas vu pas pris, essayant encore d’autres gestes - vains de préférence, et sifflant l’air entre ses dents. 

 

En lieu sûr, esseulé, il est maintenant libre d’abandonner ce corps à l’orage, tandis que tous refluent vers les abris : il attend que soit mouillé, trempé jusqu’aux os, ce corps qui ne s’abrite pas. Quand cessera l’averse, il ira lentement, muet et lent, propre comme aux premiers jours. 

 

A mesure qu’il approche, il s’éloigne, le garçon perd toute ressemblance. 

 

 

 

 

Tôt le matin, un garçon laisse le sommeil en gage, pour aller au fleuve. A l’heure où la lumière est sans chaleur encore, quand la chemise est légère encore, il va jusqu’au fleuve pour sentir l’air contre lui, faire le poids. 

 

Aux quais désaffectés, les rails sont boursouflés de rouille et de sels minéralisés, que la Ville rénove pour votre confort et votre sécurité. Les clapotis d’eaux de ressac sont frelatés d'hydrocarbures. Pizza Panini Crèmes glacées. La ligne de partage des yeux, à gauche et à droite, le paysage tout entier se trouve nulle part.

 

Un garçon fait son séjour dans la description, et on sait déjà qu’une fille est là, qui n’attend aucun garçon. 

 

L’image enviable pense que quelque chose va se produire, et dans l’espace flotte une sorte d’intuition. Des sons légers se détachent plus nettement, inquiets. Il ne peut rien arriver aujourd’hui. Le garçon s’étonnera une autre fois.

 

Et s’il ne trouve pas les mots, un garçon est-il autorisé à se plaindre de la langue dans laquelle il a trouvé la parole ?

 

Arrêté dans le mouvement qu’il faisait, une chaise à la main pour s’installer, café gobelet, à l’arrêt, une chaise à la main, plutôt celle-là. Assis mais non. Plus près, l’air de rien, de seulement chercher l’ombre à la table d’à côté. Le garçon regarde une fille et se demande comment quelqu’un peut faire mine d’être là, à ce point, d’arriver au monde comme ça, au bout d’un panoramique. 

 

Isolée sur un kiosque à touristes, dans une attitude de lectrice, pose minutée, tête penchée vers le livre, où l'instantané fait de l'ombre, autochtone parmi ceux-là, mais le genre de fille qui n’y est pour personne. Ou seulement pour le souvenir du gars qui était là, par les lois du hasard, de l’époque, qui aurait vécu cela, qui aurait trouvé les mots pour vérifier cela.

 

Que lit-elle ? Que fait-elle dans la vie, c’est-à-dire aujourd’hui ? Pour agir en garçon, un garçon sait qu’il doit trouver une bonne question, indolente, laconique, drolatique. Cent pas au large, pas vu pas pris, alors, garçon, quelle question ? Il faudrait avancer, retirer délicatement tout geste, et se montrer.

 

Elle relève la tête, inquiète, regarde longuement le garçon qui vient de parler, le temps d’estimer quelque chose qu’il ne sait pas, et rassurée par ce qu’elle voit, elle répond Ana. Il répète Ana. Elle le regarde encore, estime encore, ce sourire étudié, elle dit et toi ?  Elle ne répète pas le prénom du garçon.

 

Dans la langue de la fille, le garçon fait des erreurs amusantes, et chaque défaut de compréhension relance opportunément le dialogue. Mises en bouche & répétitions, le garçon dérive sa pensée de celle qu’il trouve dans les mots qui la lui apprennent.

 

Comme la fille se laisse accompagner, dans une pente abrupte qu’il dévale à ses côtés, sans oser encore, vers une aire démesurée, le fleuve grandissant, son désir de chute, de chuter avec elle serait tellement plus agréable, plus moelleux, risible. Il guette en oblique sous le bras balancé la naissance du sein, quand à chacun de ses pas l’échancrure bâille un peu. Dans le pas cadencé de la pente, les lignes brisées de la rue à elle, d’elle à ses pieds, de la rue au soleil, à chaque va-et-vient de sa robe, font un bruissement léger. 

 

Une fois les mains se frôlent, et c’est comme si la main d’un garçon avait voulu saisir la main d’une fille. Il regarde aussitôt ses pieds, comme si c’était de leur faute. Alors un poids fâcheux leste les phrases suivantes, comme tassées sous les pieds. L’apnée a pris le pas. Pour que la voix soulage le souffle, il faut faire vite. Comme la fille se tait, le garçon s’enlise. Inquiète ou lassée, à la prochaine rue elle dit qu’elle doit rentrer. 

 

Planté là, le garçon a néanmoins pressenti que quelque chose venait d’arriver, comme dans ces films où on voyait une fille s’en aller : on pouvait être sûr qu’on la reverrait.

 

Des haillons de nuages, des nuages loqueteux, des loques de nuages, des haillons. Il fait encore beau, mais personne n’en veut. 

 

Le garçon approche une partie de pétanque, intrus planté parmi les joueurs, gênant sans gêner, comme l’idiot qu’on tolère à proximité. Il sourit quand ils rient, acquiesce aux commentaires, circonspect aux points disputés, sans se prononcer. Il ose un salut en s’éloignant : si on lui rend une toux, c’est bien assez.

 

Oui, tu es quelqu’un de vraiment très sensible. Les nuages s’agrègent en une seule nuée, qui avance lentement, sombre. Tu as toujours été, partout et toujours, traité avec gentillesse. Une obscurité sourde s’étend mollement sur la place. Les bruits de la rue se font soudain plus sonores.  

 

Le garçon n’étudiant pas, il trouve refuge au jardin jardiné, mais pourtant sale et jonché de débris, d’étrons odorants et leurs papiers, aux abords des bancs. Les avions s'écrasent pas loin. Sous leurs ailes les allées balayées, vides sinon de vieux couples venus régler là un contentieux. Le garçon n’étudiant pas, il apprend comment dormir sur un banc.

 

La chaleur ensevelit le corps dans le corps. Toute l’eau bue aux fontaines, giclée au visage, ne dissipe pas le goudron. Quand la vie est déjà engourdie à quatre heures de l’après-midi, le garçon renonce. Au pied de chez lui, il doit rentrer. Il va rentrer. Il monte les six étages à pas comptés.

 

Des sons légers, détachés plus nettement, comme si quelque chose s’annonçait. Dans l’espace flotte une sorte d’intuition, semblable à un début de soûlerie. Comment au juste certaines émotions arrivent quand même, avec certaines idées dont il pense pourtant que l’époque l’a privé : pensant qu’elle pourrait, elle aussi, mais oui. 

 

Le garçon sait regarder un mur. Ses yeux frottent les surfaces, jusqu'à tomber sur une tache. Des puces ? on ne les voit pas. Le jour décline, il sait attendre. 

 

 

 

En fin de semaine, les jeunes gens font ce qu’ils attendent d’eux-mêmes. Garçons rasés de près, filles décolletées, tout le monde très propre. Au sous-sol d’une boite de nuit, une fille danse, plus lente, parmi d’autres corps foudroyés nets, à l’unisson. C'est Ana, comme annoncé. A la ronde un sourire cinglant, sous des yeux insolemment fermés. Saisi, le garçon délace les jambes. Volte-faces, demi-tours, détentes, impacts, en syncopes, en diable. Dans une récitation de tout le corps, le garçon imite les mouvements de la fille pour en connaître en lui les effets, avec des facilités de sommeil. 

 

Reprenant son verre en main, son souffle à une cigarette, son coude au bar, tympans pressés, il fixe la danse d'elle en un gel de tout l’oeil. 

 

Epuisée, elle vient déposer une tête brûlée à son épaule. Comme elle glisse deux doigts sous sa chemise, qui vont lui caresser le flanc, c’est maintenant, garçon. Gros plan sans contours. Dans un retard de l’œil vient vaguement, vient légèrement, le baiser.

 

 

Un truc à faire, a dit Ana, il a fait mine que oui, j’ai tout mon dimanche. Elle l’a emmené dans le quartier de tours où elle travaille la semaine, au vingt et unième étage. Elle a dit j’en ai pour une heure, et lui a indiqué la machine à café. Les couloirs sont profonds, la moquette épaisse, les effluves de parfums féminins, silence dessus. Le garçon marche lentement, comme pour déposer ses empreintes dans l’air conditionné. Il fait son état des lieux dans les bureaux éteints. Il soulève quelques dossiers, déplace un crayon, retourne un fauteuil. Il dérange l’ordre des choses, mais imperceptiblement, pour que lundi matin soit une étrange imperception. Les crissements de l’imprimante griffent le son blanc, de l’air conditionné. Il paie un café à la machine et observe longuement le liquide noir au fond du gobelet, ses émulsions brunes, son air de répondre à côté. De retour au bureau de la fille, elle frappe, rien ne la frappe, même une sonnerie intruse, elle attend, la main suspendue au-dessus du combiné, que la mélodie électronique s’achève, elle décroche. Le garçon s’efforce de ne pas comprendre le discours qu’elle tient dans sa langue. Professionnelle, elle parle décidément, sans chercher les mots qui la font parler. Ce faisant, elle soulève une pile de papier, en retire une feuille imprimée, qu’elle lit par-dessus ses lunettes. Elle achève l’appel dans une position d’équilibre instable, un genou sur le fauteuil, à moitié couchée sur le bureau, les derniers mots pour prendre congé lui ont donné l’élan nécessaire pour atteindre le poste, bras tendu. Elle y raccroche le combiné sans viser. Les avions descendent, énormes, vers l’aéroport tout proche. L’isolation phonique est irréprochable. Elle lui sourit, mais comme à quelqu’un d’autre, aussi bien. Puis elle dit quelque chose de bref, qu’il n’a pas compris, qu’il ne fait pas répéter, à quoi il ne rend qu'un rictus. Comme elle reprend sa frappe, elle tape plus vite et corrige plus souvent. Elle tend le bras vers l’agrafeuse, pince deux feuilles de papier, actionne le croc métallique, les encarte dans une chemise bleue, tapote les tranches pour ajuster. Ses lunettes tombent. D’une rotation rapide de son fauteuil, arrêtée net dans son axe, elle se présente cambrée en bout de siège, décidée au geste qu’on attend de lui. C’est maintenant, garçon. 

 

 

 

 

 

Puis une bagnole-mouvement les emporte vers le sud, un azur, son dépotoir.

 

Un jazz élimé scie l’autoradio. Des pelures d’oranges sèchent sous le pare-brise. Une douce idiotie les gagne, des rires pour rien, pour rire de rien. Leurs paroles isolées, lancées plus bas que la vitesse, oui, mais au bout il y aura la mer, la mer allée avec le soleil, etc. 

 

Aux stations-services pour pisser, les chauffeurs roulent comme ça des cigarettes, accoudés aux portières ouvertes, café gobelet. Une pose pour la postérité, à consommer sur place. Elle rit des étirements virils, essorages nerveux, soupirs exagérés, suivis de nausées grises. Plastiques qui font des franges, qui s’accrochent aux arbres avec le vent, qui fondent au sol avec la pluie. Paquets de branchages, haillons et boue mêlés dans les torrents du bas-côté.

 

La voiture avale la distance, son moteur est inlassable. Ils ne parlent plus, elle dort. La tête assoupie vers l’avant, versée d’avant en arrière, charmant bilboquet. Marrant. Clavicule, clef des songes. Pas de précipice.

         

Ils ont trouvé une chambre à louer dans l’hacienda d’un couple de vieux paysans, sourires édentés, toute langue dehors. Sous une tonnelle effondrée, une porte naine garde le secret de douze mètres carrés, terre battue, jalouse d’ombre et de fraîcheur, sans électricité avec une paillasse et un baquet. 

 

La fille et le garçon y sont, en deux, soudainement.

 

Sous la tonnelle sèche, la table aux planches branlantes, grises de soleil et de sable effacé, honorée des trouvailles du marché, qu’il faut préparer. Sous l’auvent de bambous, le garçon s’adonne à ses taches, les mains affairées, avec le sable qui colle à tout, poissons qui écaillent les mains vers la bassine où il les racle. Une incision habile épargne le foie. Percé, il gâterait les chairs de son âcreté dégueulasse. 

 

Accroupi sans hâte, patient en cette position il fait face, les genoux dans le foyer, les yeux picorés aux nuées chaudes, les flammèches fouettées aux graisses des peaux grillées, accrochées aux grilles. Quand la cuisson monte, elle saisit tout le corps et lui fait rejeter l’embonpoint. L'oeil du poisson est blanc quand la cuisson est bonne.

 

Le long d’un après-midi économe, allongés sur la peau du dos, le regard soutenu à l’hébétude, il jouent à décrire le ciel, en décidant pour chaque phosphène s’il monte ou s’il descend. Ils parlent du ciel sans pouvoir vérifier si elle voit bleu ce qu’il appelle bleu. Ils énumèrent les couleurs en langues européennes. Azur, etc. Montrer sert à vérifier ce qu’on doit taire. De contacts ils déduisent ce qui reste. 

 

Il a toujours pensé pin en regardant ces arbres. Des petits dégâts d’épines tombent des pins. 

Le tronc s’écroule dans son ombre. 

 

Elle avance dans l'encadrement, un livre à la main, d’un auteur allemand qui parle de la main gauche d’une femme qui décide d’échapper aux mains des hommes. Néanmoins ses gestes enfantins, les coquetteries apprises, comme deux doigts déplissent la jupe avant de s'asseoir, lissent l'enveloppe, soulignent le rond de bosse. Les deux mains portées au-devant d’un faux détachement, symétriques en prière, une imposition où les paumes prennent feu. Le glissement des cuisses à cet endroit, la récession du mot vers le dedans, qu’un garçon ne peut pas connaître, entre l'anatomie et le comme si. 

 

La tête passée dans l’embrasure, le garçon sent l’ombre rafraîchir et le pétrifier un instant, au seuil, l’oeil noyé dans l’obscurité où Ana, tapie, le trépane.

 

Incrédule, elle le regarde et regarde avec lui cette main inlassable qui veut lui enlever une forme, à force de caresses. Retranchée loin dans son corps, et plus loin encore dans sa langue, elle laisse au garçon les marques de fabrique de son étrangeté, odeur étrangère, tissus et grains de peaux, de facture étrangère. Face fourrageant, pendant qu’il surveille dans le raccourci une cambrure, la traduction exacte de ses effets de langue. Il croit dire quelque chose, mais il est seulement en train de fouiller un sexe. 

 

Du bout des doigts elle agace son frein, retarde la saisie du bien qu’il lui rembourse. Son membre en sa membrane, intromission qui interdit de le dire introduit, ce rapport infini qu’il y a sans en être, entre deux corps finis. Rapport impossible pour qu’ils gémissent enfin, en langue familière.

 

Poids vivants côte à côte. 

 

Fin de saison sous la tonnelle, s’en va le temps confit, d’un beau rouge cramoisi. Les journaux titrent déjà sur le coma de l’Union, et l’état d’abandon. Elle opine à voix basse : un regard négligent suffit.

 

Passages en apnée dans l’eau courante de la pensée. Petits assauts d’angoisse aux tempes. Ils ont alors deux bouches, une d’eau chaude, une d’eau froide, pour traduire d’une langue à l’autre. 

 

Le prénom d’Ana s’ajuste sur mesure comme un habit de peau. Celui du garçon lui fait l’effet de raideur incommode d’une chemise neuve. Et si son nom ne lui collait plus à la peau, ouvrait la voie à d’autres antennes - une mouche l’usurpant ?

 

Une confession rétractée, une pause trop longue pour atteindre aisément le mot suivant, la raison suffisante à l’aide d’un soupir. Elle rit de ses rictus dans le safari d’explications. Il ne maîtrise pas l’emploi du conditionnel dans la langue de la fille. Si seulement la conjugaison pouvait prendre soin d’elle-même. 

 

Agacé, le garçon a pris un ton bourgeois pour féliciter Ana d’avoir si peu besoin de lui. Dans le blanc suivant, il a ri subitement, comme une euphorie qui dérape vers le semblant, et s’affaisse en mutisme. Ses hoquets tombent un à un. Regarde, a-t-elle dit en montrant la table, ils figent déjà. 

 

Une fille éloignée, je vais au village, avec cette façon précise de s’éloigner vers la fin du film, sans se retourner.

 

 

 

 

 

De retour en ville sans elle, sans attendre elle reviendra, sans appeler, le corps douché, parfumé, le garçon se poste au balcon pour qu’elle apparaisse : une forme de surplomb souverain, expirant longuement, détaillant longuement, il pense, fumant, sensible et compétent, si elle surgissait tout au bas de la rue, ça monte par ici, l'appréhension qui vient, laisse la porte ouverte et trouve-toi une posture, le temps qu’elle monte les escaliers, range tout ça au plus vite, fais-toi une mine, dégage ce filtre à café, pas sur l’assiette, plie-le, que le marc ne dégueulasse pas tout. 

 

Il a entendu le pas calculé des marches d’escalier, le soupir au palier, elle a frappé à la porte, la poignée actionnée qui libère le taquet, et cette chaleur apportée de la rue, une goutte de sueur aux tempes.

 

Assieds-toi, elle refuse, il n'y a que ce lit étroit. Je peux pas venir dans une chambre comme ça, il n'y a pas la place pour moi (dans la langue du garçon, avec l’effort, erreurs et accent grave). 

 

Inflations de jambes au secours de son indécision, une jambe étendue et l’autre un peu pliée, à toujours revenir à ce vouloir-l'enjamber, si bien que la jambe gêne, l’interdit mais impose d'en passer aussi, forcément, par la jambe. Humilié d'inconvenance avec ses postures pipées, et d'artifices qu’elle voit, elle ne veut pas, elle ne s’y sent pas bien : cette chambre était, elle le dira, comme un piège sans histoire, c’est à dire pas assez pour en faire une histoire. 

 

Elle est venue lui dire qu’elle ne reviendrait pas. Le garçon n’insiste pas, la fille s’en va. 

 

Une heure durant, quoi faire d’autre que gratter ? Il doit au moins cela aux puces, à force de trop gratter cuit, trop parler nuit.

 

 

 

 

 

 

Si jour après jour, le garçon fait la même promesse : demain je rentre, est-ce qu’il dit chaque jour la même chose ?

 

Une odeur fraîche pénètre dans la chambre avec l’air chargé de pluie. Suit un hurlement vague, accompagné du balancement trivial des enseignes (anachronique). Et de temps à autre, avec un son disant déjà le lointain, un bref coup de tonnerre. Du plomb coulé dans les veines, puis plus rien que le vent, uniquement le vent. 

 

La pluie cesse et il en reste, un instant, une poussière de diamants minuscules, comme si, de là-haut, un mot imprévu pouvait entrer dans l’esprit comme une écharde, et paralyser la phrase qui était en train de se dire, pour un moment très long, parfois définitivement.

 

Le soleil est humide et lorsque les dernières gouttes de pluie ralentissent leur chute, le bruit des véhicules fait alors entendre un autre chant. Angoissé, peur de rien, d'être renversé par une bicyclette d'enfant. Tout à coup quelques secondes de silence - une fenêtre qu’on ferme - puis le vacarme recommence.

 

Après que la brise est devenue moins froide, la lumière frappe quelques nuées, et sur les façades des maisons les plus hautes, le jaune se pose, aérien et nul. Les classiques ne parlent jamais de soleils couchants.

 

C’est une torpeur atone, plus colorée ici et là, défaite en faux tons de vieux rose. La brume enveloppe d’un manteau léger, que le soleil dore progressivement, les maisons innombrables.

 

Quelque part s’éclaircit un coin de ciel, qu’on ne voit pas. A la tombée du jour, l’odeur de l’eau. Une phrase honnête devrait pouvoir se passer de verbe.

 

 

 

 

 

Dans le premier métro, le garçon est le seul blanc du matin. Debout les femmes noires, assis les hommes noirs, tassées les ombres humaines assignées à la propreté des blancs, à la sécurité des blancs, les matinaux d'un zèle obligé, sans que personne demande jamais pourquoi, peut-être l'heure indue, pourquoi lui, pourquoi moi, pour qui travailler, pour quoi ? Une dévotion de nourrice, c’est comme ça, pour la vie, dieu miséricordieux, parce qu’il faut bien gagner, pour vivre. Il n’y a d’âme d’esclave que dans les pensées du maître. Les visages sont souverains, et les yeux plissés, encore mitoyens du sommeil, font des louanges. 

 

Suivant le cours des choses, la rengaine des rues et le contour des gens, le garçon additionne les pièces qui lui achèteront à manger. Le trottoir décline. La fièvre en montant croise le pouls qui descend. Fagots noués dans les pantalons, les mollets en serpillières. 

 

Saisi dans la foule par une stupeur qui dure. Stoppé net au passage piéton, une attente sans raison, une pensée qu’il ne parvient pas à penser. 

 

Une heure plus tard, il arpente des ruines dans un simulacre spirite. Il y a toujours un monde au-devant, on y mime des gestes anciens, des paroles à peu près. Mais sous les visages, il y a un air fétide. Sous les façades bourgeoises, des appartements vides. 

 

Il reste longtemps caché dans ce parc, un autre l’a déjà fait, le fera plus tard. Son ombre revient : il se croise plusieurs fois, ici ou là. Il perpétue Dieu sait quel délit dans chacun de ses gestes.

 

Sa contrariété a une grimace spéciale : une insensible pression des mâchoires jusqu’à ce que les plombs des molaires lui métallisent le visage. Il ne mesure pas, il ne sait pas la force brute, que sa tête pourrait maintenant éclater une vitre, percer la tôle d’une bagnole. Aussitôt un mouvement réflexe, l’étau desserré, la légèreté retrouvée délivre une fatigue accablante. Il ne comprend pas, il ne comprendra jamais ce qui peut ainsi multiplier, pour les évanouir aussitôt, ses forces. 

 

Silhouettes éclipsées au soleil ras, à la fin du jour. Vision loin du regard, regard loin des yeux, à cause de la fatigue, cette grande fatigue, à s’allonger au sol, par terre, où vont les fientes. Grosse fatigue, à cause des déjà-vus. Son vertige est l’œil inquiet qu’on lui révulse.

 

Relève-toi sur le champ, ne te retourne pas. Inutile de jeter par-dessus l’épaule un regard faussement intrigué sur l’obstacle. Le garçon sourit aux personnes qui l’ont vu tomber. Il les remet gentiment dans le mouvement, cherche son port de tête et va droit devant, manque les détours qui le feraient disparaître. 

 

Au soir, place du figuier, le garçon vaque encore, fumant, isolé parmi les silhouettes, les ombres suivies d’ombres, les stations attentives prolongées, leurs demi-tours lacets, va et vient suivant les distances de sécurité. Il fume debout une jambe repliée contre le mur, sous les éclaboussures de l’enseigne Buvez. Il soutient les regards qu’il attire, il prend la pose à son tour, une figure prête-à-porter, parée de formules décisives, d’imparfaits bien balancés, pour prêter à ce corps la foi d’une description.

 

Qu’on lui soutire un aveu, il se mordra la langue. En lui refusant une sexualité, on lui a imposé un sexe. Tout un jeu de litiges entre sa bite et l’idéale cajolerie d’aimer.

 

 

 

 

 

Bienvenue dans par-ici-s’il-vous-plait. Détaillé de pied en cap dans le silence qu’a fait son entrée, on a vite pigé le genre esseulé qu’il tente d’innocenter, à coup de mouvements nets pour se frayer une voie entre les tables.

 

Assis dos au mur, face aux drames concrets, échancrures, commissures, les duvets lisses et aspérités – le garçon s’augmente des expériences des autres, de-leurs-vies-qu’ils-ne-savent-pas-vivre-puisqu’ils-n’ont-pas-besoin-de-savoir-vivre-puisqu’ils-vivent-tout-simplement-insolemment. Les bandes juvéniles, les amitiés ivrognes, les mollets croisés, décroisés, les gestes impulsifs et les grimaces photogéniques. Les haleines mêlées, les voix éraillées portées aux oreilles penchées. Le couple muet, les yeux dévissés par-dessus l’épaule conjugale, le sursaut de tout le corps après une télévision prolongée, l’attente démotivée des gens qui fument sans plus parler, la fumée balayée d’une main lasse. 

 

La rumeur de la salle enfle à mesure que la bière l’enivre. La rumeur enfle, c’est tout à fait ça, et le garçon observe, avec inquiétude en effet, l’infusion rapide d’un fantasme dans l’air enfumé, et le mauvais virage que prend cette soirée. 

 

Et si quelqu’un dans la sourdine : vous attendez quelqu’un ? Le garçon lève les yeux. C’est pour la chaise. Il baisse les yeux.

 

Larmes aux yeux qu’un corps mieux habillé pleurerait pour lui en cette occasion. Il peut dire j’ai peur pour expliquer sa façon d’agir. Ces mots ne sont pas un gémissement, ils peuvent même être prononcés avec un certain sourire. Une phrase écrite n’a rien à voir avec l’état de celui qui a pensé à l’écrire, l’aperçu qui s’exprime en lui par hasard, si ces mots sont de lui, ou s’ils attendaient leur moment. Une phrase écrite est une phrase écrite, une phrase en moins, et s’il pouvait rester avec ce qu’il perd, avec presque rien, comment une parole (la serveuse ?) s’adresserait-elle à cette élimination constante ?

 

Vie privée, répertoire des privations vécues, ouvert pour inventaire : examinant certains gestes d’ordinaire soustraits aux regards, lesquels réclament maintenant l’assistance de mains étrangères, voilà ce que serait la tendresse. Autoriser le geste de soin aux endroits les plus réservés. Le ridicule achevé en douceur, un peu de honte livré sans confession - en échange de quoi on promet de porter demain les sous-vêtements d’un autre.

 

 

 

 

 

Au belvédère jaune, les petits crâneurs, épaules carrées en avant, font rouler un ballon mou. Ils maitrisent le fameux saut latéral jambes en ciseaux, amorti et ramènent la balle au centre. Ils forcent les voix sur l’éraillé, montent aux enchères les jurons.

 

Le garçon se tient à distance, adossé au promontoire après les cent pas. Il porte régulièrement la Cigarette aux Lèvres, et feint la pénétration du voyageur qui distille intérieurement Choses Vues, Détails Pittoresques & Commentaires Personnels. La crasse fongible au rebord des fenêtres, les disputes qui s’en échappent, répétitives, prolétaires, et les relents d’oignon frit. Les perruches chantent des répons. Les plantes grasses mijotent au soleil. Les entrailles poissonneuses au ras des poubelles. Les caniveaux en crue de lessive. Les nouilles flottent dans l’eau de vaisselle. Les merdes de chiens noircissent au soleil. Une décoloration progressive du grain de l’air, le dard solaire, la chaleur, l’empois du tabac. Il se renifle, mâchoire en avant, haleine inconnue.

 

Shorts et fesses mal ajustés, maillots de corps échancrés, naissances de moustache et dégâts d’acnée, gueules de bagnard, sourcils rejoints. Ovales de sueur dans le dos, pas un geste qui ne soit précipité, fini en impact. Trous à la chaussure de sport. Pectoraux finement galbés, radicelles sombres, quelque chose sucré à la commissure des lèvres.

 

La troupe avance. Les adolescents font grand cas de l’étranger. Le gamin est planté là, pieds écartés poings sur les hanches, crâneur. Hey Mister, where are you come from ? Le ballon dribble entre les jambes. Attention, il suffirait d’un geste. What you want, Man ? Le môme mime un geste de fumer, lèvres en sphincter sur la pince des doigts, il roule des yeux exorbités. I like it like this. Ils forcent l’accent, la gouaille, ils rient, et le garçon rit avec les garçons, comme l’idiot riait sous les quolibets. Et si ça devait mal tourner, si d’une fenêtre on l’interpellait. Personne dans les environs pour lui prêter foi. What you want ? You want to shake it ?  Il la sort, plutôt longue, demi-molle, elle porte à droite. Les autres s'esclaffent. Soleil sévère. Son ombre lui remonte au visage. L’adolescent tourne sur lui-même. Il se la tire. Il fait la folle, les fait rire, à s’étrangler. Les canaux bouchés d’amalgames, le garçon bande à son tour, sourdement, trois petits tours, son visage s’en va.

 

Fuyant par les détours d’escaliers, une balle ou une phrase perdue, bouclée dans la sourdine. Une bousculade suivie d’un appel au lointain, mais ça n’est pas un appel à l’aide. Un blessé grave s’occupe-t-il d’un coup de klaxon ? Un truc noir tombe à ses pieds. Un oeil en retard sur le mouvement des yeux. Il a encore pris une émotion pour un souvenir.

 

Va-t’en, garçon. L’oubli le précède d’une phrase. Reprends.

 

 

 

 

 

 

Dans le métro bondé un couple se déchire, l’homme est menaçant, la femme prend les passagers à témoins. Fortuitement, sa main en touche une autre, cet attouchement le révulse. Un échappement de pots, le klaxon furieux, le bus lâche les gaz en passant à sa hauteur. Il est ce moment-là, une avance rapide, va plus loin. Le garçon lance encore des signaux de son espèce. 

 

A la station-service 24/24, son coin cafétéria, un hospice de néons où s’agglutinent le soir les indigents. Un vieil habitué lui explique la machine à café, son fonctionnement capricieux. Le garçon lorgne au col de chemise douteux, les réseaux de plis à la base du cou, une peau morte dépasse, il ressent une aversion douce pour la morsure. Il échange une cigarette contre un peu de confidence, il n’écoute pas, il lisse du doigt le formica, que tant d’ongles ont rogné. Dégustation chorale, en lapées bruyantes, le café brûle la gorge.

 

Un incident dans la rue, en langue ordinaire : aux prises avec deux policiers, un chauffeur de taxi donne l’esclandre en spectacle. Son public est acquis, délabré, hilare, devant la cafétéria.

 

Huit sacs plastiques en grappes au bout des bras, gavés de haillons, une ivrogne boulotte, son tablier à fleurs de cuisine, taille douze ans, qui ne couvre pas ses cuisses variqueuses, c’est elle, cette odeur ammoniaquée ? Le type a mugi contre la rue entière, il revient, titubant, se pousse contre elle, c’est son homme, gueule cirée et cheveu torchon. Il la touche de mains oursonnes. Son pantalon graisseux d’huile de garage, diverses croûtes séchées aux avant-bras, les pieds nus noirs de corne, le garçon se dit mais comment font ces corps pour se cuirasser ainsi, contre l’infection ? 

 

Il continue. Singeant l’aisance de celui qui serait parvenu à imprimer à son corps la précision des mouvements de son âme. Une façon qu’il a de se regarder faire, sans cesse, allez, tu ne vas pas crever sur le champ. Epuisé, saturé de toxines, il erre jusqu’à la débilité. Il continue à bout portant. Il courbe l’échine au-dessus de ses pas. Il piétine son ombre sous les lampadaires, frappe rageusement du talon pour la faire entrer dans le ciment. Malaxe le cœur. Le prochain passant qui passe, le garçon l’agrippe, c’est juré, par le col, et il le fait cracher.

 

Quand il verra son ombre quinze mètres plus bas, s’il ne fait pas attention à ses pas, voilà d’où remonte le mal sourdingue, depuis les couilles, le mal ridicule, qui fait tracer des graffitis obscènes au mur des latrines, voilà comment il épongerait un peu sa dette, envers la honte. Il n’a pas de numéro de téléphone, à écrire là.

 

Il implore les forces de l’ordre, il les supplie d’intervenir. Car maintenant il hennit, il rue dans les rideaux de fer.

 

Idiot debout dans la station de métro, hébété l’œil captif au carreau de faïence, le regard fossile, de l’autre côté, son corps laissé sur le recto, attend d’être bousculé pour lui revenir, sentant que sinon, faire le moindre geste pourrait bien lui coûter la vie.

 

Autrement, lentement, imaginant faire ses besoins ici, sans sourciller.

 

 

 

 

 

Le matin au cri d’une mouette, puis deux, et la cohorte irritée.

 

Le matin lève les eaux noires de l’estuaire, il clignote aux flancs des bacs, soulève des odeurs de fuel avec l’iode et le poisson.

 

Le matin à l’extinction des réverbères, avec le camion bâché, le chahut des caisses de bière.

 

Le matin anime une grue sur les docks. Il relève les rideaux de fer, désemboîte les chaises en plastique. Il écume la terrasse d’eau savonneuse, et scintille aux vitrines du Commerce. Il remet le poids du corps dans les jambes, et le poids du cerveau dans le crâne.

 

Le matin force déjà les yeux d’être à demi-fermés. Les classiques ne parlent jamais de soleil levant.

 

Une seule question insiste : à quelle distance est le ciel ?

 

Le ciel est là, à portée de voix.

 

Le garçon marche donc aussi dans le ciel, dans les phosphènes qu’il voit et qu’il avale. Toute cette irritante réalité, devant lui mais sans lui, comme un effet spécial de la langue, ou de la lumière.

 

Seule cette irréalité l’oblige, pas les mots, pas trouver ses mots.

 

 

 

 

 

 

 

Lisbonne - Paris, 1995 - 2001

2. une fille
3.un retard
4. un azur
5. sans histoire
6. une phrase
7. une stupeur
8. la sourdine
9. les crâneurs
10. les indigences
11. le matin
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