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prévoyances

SIMULACRES

 

Si t’as pas mal aux yeux, lève les yeux. Regarde.

Chaque chose est claire. Confiance à l’oeil. 

Tout est clair. Confiance à l’oreille. 


Tout l’univers est composé d’éléments premiers, immortels, en nombre infini. On les appelle atomes – a-tomos – parce qu'on ne peut pas les couper. Ce sont les plus petites parties insécables de l'univers.

 

En raison de la pesanteur, les atomes chutent dans le vide infini.

Et comme les atomes chutent dans le vide infini, à vitesse constante, ça fait une pluie parallèle d'atomes, mais ça fait pas un monde.

Ça va pas, dit Epicure. Il faut exclure le parallélisme infini. Pour faire un monde, il faut que les atomes se cognent.

Alors Epicure imagine un principe de déviation légère. C’est le clinamen, une lègère oblique, juste assez pour engendrer le tumulte. A cause du clinamen, les atomes vont se cogner, rebondir, s'entrechoquer, faire des agrégats, et ça fera un monde.

 

Les atomes composent la matière en s'associant par tailles, par géométries et par mobilités.

Il y a des atomes ronds, qui glissent les uns sur les autres, ce sont les composés liquides. Si l’huile est onctueuse, c’est parce que les atomes de l'huile sont lourds, et visqueux. Si la mer est salée, c'est parce que la mer contient, parmi ses atomes liquides, de petits atomes pointus qui piquent.

Il y a des atomes très légers, volatiles, ils font les fluides, l’air et le feu.

Il y a des atomes crochus, ils s'accrochent les uns aux autres pour former les corps solides, comme le bois ou la pierre.

 

Même dans le bois et dans la pierre, les atomes sont en mouvements ténus et très lents, ils bougent à des vitesses trop lentes pour que tu puisses percevoir les changements. Tu ne vois pas le changement mais tu vois le changé. Tu vois que la pierre est érodée, tu vois que le bois est modifié. C'est le mouvement atomique.

 

Toute la matière est atomique, toute la vie est atomique, même la perception est atomique.

 

Epicure dit que la vision est le produit d’un double rayonnement atomique. Regarde. D'un côté, il y a un rayon de visibilité qui vient des choses, et de l'autre il y a un rayon de vision qui part de l'oeil : à leur point de rencontre se forme une image.

 

Regarde bien. D'un côté, les rayons atomiques du soleil tombent sur les corps, les frappent, excitent leurs atomes. Alors des atomes se détachent des corps en nombre infini, à une vitesse inconcevable, ils voltigent dans le diaphane de l'air et y forment des membranes subtiles, comme des mues détachées de la matière. Mais de l'autre côté, il faut aussi que ton œil s'ouvre au monde, désire le voir, et projette vers les corps un rayon de vision.

 

Alors, au point de rencontre entre le monde et ton désir de le voir, se forme une image. Un simulacre.

Simulacre, c'est le nom qu'Epicure donne à ces émanations visibles qui se détachent des corps, et qui forment l'image des corps dans le diaphane de l'air.

 

Les simulacres sont vrais. Ce ne sont pas des illusions. Les simulacres sont vrais parce que ce sont des détachements matériels qui viennent des choses et qui vont vers l'âme. Les simulacres sont vrais parce que ce sont aussi des détachements de l'âme qui vont vers les choses. Les simulacres sont vrais parce que sont des transports de matière et d'esprit.

 

Les atomes voyagent.

S'ils doivent parcourir de longues distances, les atomes fatiguent, ils perdent en couleur et en nombre. C'est pourquoi la montagne que tu vois au loin est grise.

Si l'air est encombré d'humidité, comme le brouillard, le passage des simulacres est gêné, tu vois flou.

Les simulacres ne sont pas assez fins pour passer à travers les matières solides : tu ne vois pas les images passer à travers les murs.

En revanche, tu vois les simulacres passer à travers l'eau, car les atomes de visible sont assez fins pour passer à travers les atomes liquides. Mais comme les atomes liquides glissent les uns sur les autres, ils troublent l'image.

 

Un son, c'est aussi un simulacre. Un son est produit par un choc. Quand deux corps sont entrechoqués, il se détache des corps des atomes sonores. Les atomes de son sont plus volatiles que les atomes de la vision : ils contournent les obstacles. Les atomes sonores font le tour de l'arbre, pas les atomes visibles. Les atomes du son sont beaucoup plus fins que ceux de la vision : ils peuvent passer à travers certains solides comme les murs. Tu entends les voix de l'autre côté du mur.

 

Regarde bien. Les atomes voyagent, si bien que tu ne vois pas les choses là où elles sont dans l'espace, tu les vois un peu avant, dans leur approche. Tu vois les choses au-devant d'elles. Ça veut dire que tu es déjà voyant avant de voir. Tu es prévoyant.

 

Avec la danse, c'est clair. Tu vois bien que la danse est toujours un peu au-devant du corps, détachée du corps et en avance sur sa naissance. Regarde. Tu vois les mouvements avant les gestes. La courbe du bras est déjà dans l'épaule. Le bond est déjà dans les talons. Le geste est imminent, jamais maintenant.

 

Et puis regarde encore. Comme les simulacres sont persistants, tu continues de les voir même après que les corps ont changé de forme, de figure et d'endroit. Avec la danse, c'est très clair : il y a une traîne du mouvement, un souvenir immédiat. Le geste est rémanent, jamais maintenant.

 

La danse est un peu en avance, un peu en retard. La danse n’est jamais maintenant, jamais à même le corps. Elle va dans un roulis de déjà et de encore. La danse est un simulacre.

 

 

SCOTOME

 

Je vais parler du regard aveugle. Je vais raconter des expériences qui ont été menées dans les années 90, que j'ai lues dans le livre Le Nouvel Inconscient du neurologue Lionel Naccache. Il y a des personnes qui souffrent de cécités neurologiques. Leurs yeux sont intacts, mais à cause d'une lésion cérébrale dans le cortex visuel, elles sont privées de tout ou partie de leur champ de vision.

 

Il y a un monsieur, il est héminégligent. Ça veut dire qu'il ne voit pas la moitié gauche du monde. Il ne mange que la moitié droite de son assiette. On doit tourner son assiette pour lui permettre de finir son repas. Ce qu'il ne voit pas n'existe pas pour lui. La zone manquante à son champ de vision, les chercheurs l'appellent un scotome.

 

Un jour, un chercheur place une chaise devant le monsieur, dans l'axe de son scotome, et lui demande d'avancer. Le monsieur évite la chaise. Il a évité la chaise sans l'avoir vue.

 

Un autre jour, le chercheur lui dit "je vais vous présenter des objets dans votre scotome et vous allez tenter de les prendre". Le monsieur dit : "c'est cruel, vos expériences, vous savez bien que je n'y vois rien". Le chercheur lui présente une tasse, un sac, un crayon. A chaque objet présenté, le monsieur prépare sa main de façon adéquate à la forme de l'objet.

 

Sur un écran placé dans l'axe de son scotome, le chercheur présente au monsieur une série aléatoire de portraits photographiques : il y a des visages d'inconnus, des personnes célèbres, des membres de sa famille. Certains visages sont inexpressifs, d'autres ont des expressions très fortes, comme l'effroi, la colère, la joie, etc. Le monsieur ne sait pas à quel moment les photos lui sont présentées. Il ne sait même pas si quelque chose lui est présenté. On ne lui dit rien.

Il dit : "c'est ennuyeux vos expériences, je vous dis que je ne vois rien". Pendant que les photos défilent, on mesure les réactions de son amygdale. Et ces mesures montrent que le monsieur réagit émotionnellement aux visages expressifs, aux visages connus, aux visages des membres de sa famille. Les visages agressifs déclenchent des réactions de stress.

 

Cet homme aveugle est affecté par des visages qu'il ne voit pas. Il a une vision subliminale, inconsciente mais émouvante. Il voit sans voir, il sait sans savoir. Cet homme aveugle, il est voyant.

 

Mais qu'est-ce qu'il voit, alors ?

Ses yeux sont intacts. La lumière frappe la chaise, frappe la tasse ou la photo du visage, la lumière rebondit et frappe la rétine du Monsieur. La rétine transmet un signal électrique au nerf optique, mais au seuil du cortex visuel, il y a cette lésion, et le signal est arrêté. A cause de cette lésion, le signal électrique se disperse, il est dérouté, mais pas perdu.

 

Souviens-toi, les atomes voyagent mais ne meurent pas.

 

Dérouté, le signal électrique se fraye des chemins de traverses, il établit ici ou là des petites connexions synaptiques, dans des zones du cerveau qui ne sont pas dévolues à la vision. Un signal électrique qui code pour une image visuelle se promène dans des régions du cerveau qui ne sont pas faites pour le lire, et qui pourtant, apprennent à le comprendre. C'est l'effet de la plasticité neuronale. A force de recevoir des signaux visuels égarés, certaines régions cérébrales finissent par reconstituer des fonctions cognitives par lesquelles elles apprennent à traiter ces signaux résiduels comme des images : elles déclenchent alors des processus de reconnaissance d'objet, et les réactions sensori-motrices et affectives adéquates, mais à l'aveugle.

 

Dans la cécité neurologique du monsieur, il y a une voyance. Des images fantômes se forment ici où la dans les replis de son cerveau, et ces visions hantent une perception aveugle, des savoirs et des émotions muettes.

 

Comme tu le sais, le pathologique informe le normal. Pas besoin d'une lésion cérébrale pour avoir ce pouvoir de voir sans le savoir. On a tou·te·s un regard aveugle infiniment plus vaste et plus profond que notre champ de vision.

 

Tu sais, tu clignes des yeux entre 10 000 et 20 000 fois par jour. Environ 15 fois par minute : coupure de signal pendant un centième de secondes. Pourtant ta vision du monde est continue. Tu ne les vois pas, ces interruptions de signal, ces écrans noirs d'un centième de seconde.

 

Tu clignes des yeux mais ta vision, elle, ne clignote pas.

15 fois par minute, tu hallucines.

Le monde s'arrête, reprend. Mais tu ne vois pas cela.

Le monde casse, s’assemble. Mais tu ne vois pas cela.

 

Si, tu le vois.

Confiance à l’oeil.  Tout est clair.

 

 

COMPOST

 

Toute la matière est atomique, toute la vie est atomique, même les idées sont des simulacres.

Les savoirs, les émotions, les opinions, ce sont des composés atomiques très ténus qui pénètrent les corps et impressionnent les âmes. La pensée est physique.

Les idées morales sont faites d'atomes plus subtils que les pensées pratiques.

L'imaginaire est fait d'atomes plus mobiles que les opinions.

L'atmosphère des villes est propice aux idées, car leurs simulacres rebondissent bien contre les murs, suivent les couloirs formés par les rues, pénètrent facilement les corps, et impressionnent les âmes. Dans les campagnes il y a moins d'idées, parce dans les grands espaces ouverts, les idées se perdent.

 

Toute la matière est atomique, toute la vie est atomique, même l'âme est atomique, elle est faite d'atomes très subtils qui se répandent dans tout le corps comme une huile légère.

Quand tu vois en pensée une amie éloignée, quand tu vois en rêve un parent défunt, tu vois les composés que leurs simulacres ont répandu dans ton corps. Le souvenir d'une personne, c'est un composé de tous les simulacres qu'elle a introduit en toi, et qui se sont répandus dans ton corps comme une huile légère. Comme ces souvenirs sont mêlés entre eux, ils sont pâles et affaiblis, mais ils sont impérissables. Les souvenirs sont impérissables, car ils sont atomiques, et les atomes ne meurent pas.

Les atomes composent, décomposent, recomposent. Mais ne meurent pas.

Tu le sais : rien ne se crée, rien ne se perd, tout déménage.

Quand ton corps périra, il pourrira, et il se décomposera en éléments premiers et les atomes qui te composaient iront à d'autres corps.

 

Ton âme, c'est pareil : tous les composés d'images, d'idées, de souvenirs qui te composent actuellement, provisoirement, se décomposeront en atomes premiers qui se dissiperont dans l'air et iront à d'autres corps.

 

Tu meurs, tu vas au compost - mais la vie, elle déménage.

 

Tu le sais. Rien n'est perdu, rien n'est créé, tout déménage.

Rien n'est créé à partir de rien.

 

Ben oui, parce que si quelque chose pouvait naître de rien, les corps n’auraient pas besoin de grandir et de changer de forme dans le temps. Par exemple, un enfant deviendrait tout à coup un vieillard, un arbre surgirait tout droit du sol avec ses feuilles.

Ben non, on n'a jamais vu ça.

 

Rien n'est perdu. Tu le sais aussi.

Les corps ne meurent pas d'un coup comme ça, et puis rien.

La mort ne dérobe pas les corps d'un coup, et puis rien.

Non.

D'abord il y a une force lente qui déchire les corps, qui les délite et qui les mêle aux matières premières. La mort dissout chaque corps dans ses parties élémentaires, et la vie élémentaire va à d'autres corps. Ton âme aussi, avec toutes les images et les souvenirs dont elle est composée, elle sera décomposée en parties élémentaires qui iront à d'autres corps.

La vie déménage. Rien n'est perdu.

Confiance à l'oeil. Regarde la pluie. Quand elle tombe sur la terre, c'est pas perdu.

La pluie mouille le sol, le sol mouillé lève les blés et verdit les arbres, et les arbres font des fruits. Les hommes et les bêtes mangent les fruits, ils deviennent lourds et font des enfants, et les enfants peuplent les villes et les champs, et ils mangent les parents pour faire d'autres enfants.


Les débris d'un corps sont les germes d'un autre.

La mort des uns accorde la vie aux autres.

 

Alors confiance, laisse-toi décomposer sans peur, accorde la vie aux autres corps.

Fais ton compost, comme tout le monde.

Décomposition, déménagement, vie nouvelle. Ne crois pas que tu peux conserver la vie pour toi. Les enfants mangent les parents pour faire d'autres enfants. Ne crois pas que tu pourras empêcher cela.

 

Homme sans confiance. Tu refuses de composter.

Ton cadavre est gavé d'antibiotiques et de conservateurs parce que tu refuses de composter.

 

Race maudite, race de l'accumulation primitive.

Trois fois mille ans, tu vas pourrir sans décomposer, et tu vas renaître déjà pourri. Tu vas troquer sans cesse une vie pourrie contre une autre. Tu vas errer trois fois mille ans sur une terre pourrie, loin des demeures, loin des mamans. Race du Cancer et de la baisse tendancielle du taux de profit. Tu feras ce rêve incessant : tu seras dévoré par la soif dans ton sommeil. Tu verras des images de ruisseau, mais tu rêveras que tu bois en vain. Et tu vas crever de soif au milieu d’un rêve où tu bois en vain.

 

L’Air puissant va te jeter dans la Mer. La Mer te vomira sur la Terre. La Terre aride te jettera dans les rayons du Soleil, et le Soleil te cuira le cul, et tes cendres seront remuées dans l’Air, et plongées dans la mer et vomies sur la Terre.

Lecture partielle (les deux premiers chapitres) le 13 juin 2021, dans le cadre de la soirée « Kill Tiresias » proposée au Pacifique - CDCN de Grenoble, par Futur Immoral (Paola Stella Mini et Kostantinos Rizos), en compagnie de À bientôt j’espère (Loïc Cloez et Cyril Hugonnet).

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Compost
Scotome
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