Le proscenium
Le 22 novembre 2019 à 18h, j'ai prononcé cette conférence dans le studio Bagouet du centre chorégraphique national ICI-CCN de Montpellier / Occitanie Pyrénées Méditerranée, dans le cadre de la carte blanche du chorégraphe Vincent Dupont, en prologue à sa création 5 apparitions successives.
Dans cette œuvre, l'artiste renoue avec l'ancienne dimension invocatoire du théâtre, suivant une grammaire simple : à 5 reprises, un corps arpente le proscenium et lance une invocation vers un rideau en fond de scène. Cet appel convoque un autre corps, qui émerge du rideau et le traverse. Commence alors un dialogue vocal et chorégraphique entre le corps apparaissant et le corps appelant.
La conférence est prononcée dans la salle du spectacle, avec le public qui y assistera ensuite. Je suis assis au second rang, parmi les gens. Ma voix est amplifiée. Nous faisons face à l'espace scénique des 5 apparitions successives, une boite blanche en perspective accentuée, avec un large proscenium blanc qui déborde du cadre de scène. Afin de ne pas déflorer la scénographie, un long rideau noir est descendu à l'aplomb de la limite entre proscenium et scène, mais reste suspendu à 80 cm du sol. Comme ce rideau noir ne couvre pas l'espace de la scénographie jusqu'à ses bords, les départs des murs latéraux et du tapis de sol restent visibles, ce qui permet de sentir la profondeur de l'espace dérobé au regard. La conférence débute dans l'obscurité totale, et peu à peu, à l'arrière de ce rideau noir, l'espace scénique s'anime d'une très légère respiration lumineuse et chromatique. Les didascalies entre parenthèses indiquent les événements lumineux qui accompagnent l'écoute.
Bonsoir. Bienvenue.
Le noir tombe sur la salle. Obscurité totale. Long silence.
C'était là, à l'instant, juste avant que je commence à parler. On était assis là, en silence. On aurait presque pu croire qu'on était en train de prier. En vrai, on attendait que quelque chose arrive. Tout le monde savait que j'allais commencer à parler, d'un moment à l'autre. Et c'est là que, juste avant de parler, j'ai pensé : j'ai déjà vécu ce moment.
C'était il y a trente secondes, maintenant.
J'ai pensé à voix basse j'ai déjà vécu ça, et maintenant je le dis à voix haute. J'ai déjà vécu cette chose-là : je vais commencer à parler, et tout le monde sait déjà ce que je vais dire, à mesure que je le dis. Ou même juste avant. C'est comme si les mots étaient formés déjà sur toutes les lèvres. C'est étrange, mais pas inquiétant. On entend ensemble cette voix qui parle dans nos têtes, et nos âmes sont déjà moins étrangères.
On est quelqu'un ensemble.
On est au théâtre.
Paul Claudel dit que ça vaut la peine d'aller au théâtre, pour voir quelque chose qui arrive. Quelque chose qui arrive, pas pour de vrai, mais pour de bon.
"Qui va là ?" " Who's there ? " demande Bernardo, le veilleur de nuit, au début d'Hamlet. Quelle est cette forme étrange - such a questionnable shape - qui bouge dans le rideau de la nuit ? Un ami ou un fantôme ? Shakespeare dit que le théâtre est "la grande affaire de la nuit", une nuit noire où rôdent les ombres. C'est l'une des plus vieilles évidences de notre culture : le théâtre succède au rituel comme convocation des morts, comme comparution des fantômes. Mais à force de répétition, les vieilles évidences ont tendance à se vider. Est-ce que ça intéresse encore les fantômes d'aller au théâtre, aujourd'hui, de s'y cacher dans les rideaux ? Quelles sont les ombres que le théâtre aujourd'hui appelle à la lumière ?
5 apparitions successives, tout à l'heure, pour répondre à cette question, pour nous assurer que le théâtre n'en a pas fini avec la convocation.
Pour l'heure, c'est cette vieille évidence que je voudrais rouvrir avec vous, pour tenter de voir ce qu'elle cache encore : avec ou sans fantômes, le théâtre reste une technique d'apparition, une méthode divinatoire, un art de la voyance. C'est le programme de Rimbaud : Il faut se faire voyant. Cette voyance, pour Artaud, c'est une "identification magique" : l'identification magique des forces dans les formes.
De nuit comme de jour, je crois que la grande affaire du théâtre n'est pas de montrer, mais de donner à voir.
Théâtre et théorie nous viennent du grec avec la même racine. Le radical théou, qui indique la vision. Théoria, c'est l'élucidation, l'apparition des choses visibles comme spectacle du monde. De cette idée de totalité visible vient l'usage de Théoria pour désigner les "processions en grand nombre", les cortèges (comme dans l'expression "une théorie de spectateurs se pressait aux portes du théâtre").
A la voix moyenne, theorein se dit theastai : je me vois voir. Theastai, c’est porter la nuque en avant, ouvrir la bouche, exorbiter les yeux. C'est le regard qui cherche à toucher ce qu'il voit.
Ce que les grecs appellent théatron (θέατρον), c'est le lieu d'où l'on regarde, l'endroit depuis lequel une assemblée citoyenne est conviée à "voir ensemble". Autrement dit, ce que les grecs appellent théâtron, ce sont les gradins.
Ce que les grecs appellent la skené (σκήνη), c'est le lieu de l'invisible. C'est un bâtiment au fond du plateau, un mur percé de trois portes pour les entrées et les sorties des acteurs. Autrement dit, les coulisses. La skené dérobe au regard du public l'espace du mythe, sa violence et sa démesure. C'est dans la skené, à l'abri des regards de la cité, qu'ont lieu les actes ob-scènes des héros ou des dieux : crimes de sang, sacrifices, viols, découvertes macabres ont lieu hors-champ, hors le théatron. Ce qu'on ne peut pas montrer, il faut le donner à voir. On entend un cri ou une clameur venir de la skené. On ne voit rien, mais on voit. On est voyants, ensemble.
Parfois, clou du spectacle, la porte centrale de la skéné s'ouvre et il en sort une plateforme sur roulettes, l'ekkykleion, qui dévoile la scène du crime. Dans l'Agamemnon d'Eschyle, l'ekkykleion fait paraître Clytemnestre l'épée à la main, les cadavres d’Agamemnon et de Cassandre à ses pieds. Elle dit : « Je me tiens là où j’ai frappé ». L'ekkykleion fait surgir l'image ob-scène dans l'espace de la représentation. En vrai, ce que devrait dire Clytemnestre, c'est plutôt : "Je me tiens là où je dis que j'ai frappé".
Le proscenium s'allume très lentement.
Ce que nous appelons aujourd'hui la scène, les grecs l'appellent le proskenion (προσκήνιον) : c'est une longue estrade placée au devant de la skené, c'est là que les acteurs paraissent, en sortant de la skéné. Les grecs l'appellent aussi le logeion, (λογεῖον), car c'est là que les acteurs parlent. Le proskenion, ou logeion, est donc le lieu de l'apparition et de la parole. Les acteurs y font paraître les personnages. Sous les masques, ils ventriloquent les voix des héros. Ils évoquent des malheurs invraisemblables, des affects impossibles et des crimes qu'on ne voit pas ; leurs voix projettent des visions dans l'espace. De la bouche béante du masque sort une voix caverneuse qui revient d'outremonde. Grâce à l'acoustique prodigieuse du théâtre, c'est comme si ces voix du passé vous parlaient à l'oreille. Comme si les mots se formaient déjà sur vos lèvres.
Je ne parlerai pas beaucoup plus du proscenium. On le voit.
Un silence, pour assister ensemble à l'élévation de la lumière sur le proscenium. Jusqu'à la prochaine didascalie, le plateau sera animé de très légères respirations lumineuses et chromatiques, avec des couleurs faibles.
Au centre de ce dispositif de vision, il y a l'orchestra, la place du choeur. Avec ses amples mouvements, avec ses chants qui montent jusqu'aux collines, le choeur occupe la place centrale du théâtre, c'est là qu'a lieu le spectacle, l'opsis en grec, le show. Au théâtre, c'est le choeur qu'on regarde. Et parce qu'il est le porte-parole de la cité, le choeur nous regarde. Je veux dire, le choeur nous concerne.
Si le théâtre est une technique divinatoire, c'est d'abord avec les moyens du choeur. C'est le choeur qui est vraiment capable de convoquer l'invisible dans le visible, de manifester la force dans la forme. Quels sont les moyens du choeur pour créer cette voyance ? La voix et la danse. Le nombre. Une orchestration des puissances de la voix et du corps, de la poésie et de l'espace, pour que la parole ressemble non pas seulement à ce qu'elle dit, mais aussi à ce qu'elle fait.
Comme le culte auparavant appelait le Dieu dans le temple, le choeur appelle les figures sur la scène. Mais un dieu, une figure ne viennent jamais sans se faire prier. Il faut les invoquer. Le poète grec commence son hymne par une apostrophe : "Oh toi qui m'entends, donne moi la force de chanter ta louange, fais couler de ma bouche un fleuve..."
Quand le chant d'appel lui convient, le dieu descend. Il arrive. Mais il n'apparait jamais sous la forme visible d'un corps. Deus absconditus, disait Pascal, le divin ne se montre pas, il se manifeste. Il charge. Il prend possession. Il insuffle. Il donne de la lumière à l'espace, des larmes à une statue, une voix à un masque, une danse à un corps. Une force dans la forme.
Ceux qui savent invoquer le Dieu reçoivent de lui le souffle de l'inspiration. Le prophète, le poète, la Sybille sont enthousiastes. Cela veut dire qu'ils ont le Dieu en eux : En-Theou-Siasmos. Le Dieu leur inspire une parole inouïe. La pythie de Delphes est prise de tremblements, elle bave, elle éructe, signes que le Dieu va lui inspirer son langage. Transie, la femme profère des mots étranges dans une langue inconnue, mêlée de cris, de plaintes aigues et de râles lugubres. C'est le Dieu qui parle en elle, enthousiaste.
Le souffle divin inspire son chant, façon de dire que le Dieu se convoque lui-même dans l'incantation.
Je veux dire que le Dieu n'est nulle part ailleurs que dans le chant qui l'appelle.
Sa réponse est dans l'appel.
Pour mieux comprendre cela, on peut penser au cri de la toute première enfance. Au tout début, le cri est magique, il fait venir le sein. Puis il arrive que la mère ne réponde plus à l'appel. Pour ne pas sombrer dans l'abîme de son cri, pour se désaliéner de sa détresse, l'enfant découvre qu'il peut découper deux cris dans le vacarme du corps : le cri qui s'échappe de la bouche, et celui qui remplit les oreilles. D'un même cri, il fait un appel et une réponse.
Il y a donc de l'autre. Il y a quelqu'un.
Qui va là ? Hé Ho, c'est l'écho.
Dans son propre cri réverbéré, l'enfant hallucine la présence qui lui manque. Une fois chargé de cette présence à soi-même, le cri peut devenir babil, gazouillis, imitation de la parole des grands, chanson, théâtre, convocation.
La voix est donc une technique d'apparition. Dans le cri, dans le chant ou dans l'oraison, la voix réverbère à tout l'espace, l'espace de la cathédrale, du théâtre, ou du corps lui-même, l'appel d'une présence qui se manifeste dans son propre écho. La réponse est dans l'appel. L'apparition est dans la voix.
Dans Les Perses, la tragédie d'Eschyle créée en - 472, la Reine Atossa exhorte le choeur. Elle lui demande d'évoquer l'ombre de Darius. Cela veut dire : faites remonter le fantôme du roi défunt à la lumière. Dans le rite, l'appel des morts exige des offrandes, des libations, mais surtout que l'on frappe la terre du pied pour l'entrouvrir, et que l'on invoque le mort par des plaintes aigues, des gémissements lugubres qui imitent la lamentation des âmes dans les ténèbres. Lorsque le fantôme de Darius sort de la skéné, et parait sur le proscenium, il remercie le choeur d'avoir accompli ces rites.
Mais lorsqu'on lit dans la pièce d'Eschyle le chant du choeur, appelé "Chant de l'évocation", on ne voit pas qu'il fasse vraiment ce rituel, je veux dire, pour de bon. Dans ce chant, le choeur s'adresse à la Terre, à Hermès et à Hadès, auprès de qui il évoque la gloire de Darius, et demande sa comparution aux vivants. Mais les choreutes frappent-ils la terre de leur pas ? Poussent-ils des plaintes aigues et des gémissements lugubres ? Eschyle veut-il montrer l'invocation rituelle du mort, ou bien se contente-t-il d'en faire une évocation dans le poème ? Autrement dit, le choeur fait-il la mimésis (l'imitation théâtrale) ou bien s'en tient-il à la diegésis (le récit) ?
Je crois qu'il fait les deux. Le choeur n'imite pas le rituel d'invocation, mais il l'évoque de telle manière qu'il le réalise, vraiment : comme convocation figurale, comme image virtuelle. Il ne montre pas, il donne à voir.
Comment le choeur donne-t-il à son évocation ce pouvoir de voyance, comment fait-il cela ? Il danse ce qu'il dit.
De sorte que sa parole ressemble non pas seulement à ce qu'elle dit, mais aussi à ce qu'elle fait. J'explique cela.
Eschyle, comme tous les auteurs tragiques de son temps, règle lui-même les chorégraphies du choeur. Il écrit les chants et les pas en suivant les règles prosodiques du dithyrambe. Le dithyrambe est une forme cultuelle de poésie orale et ambulatoire, qu'Aristote tient pour l'ancêtre de la tragédie. Un dithyrambe, c'est un cortège (une théorie) qui chemine vers un temple, guidé par un aède ou un rhapsode. Chemin faisant, l'aède déclame une épopée ou des hymnes, dont la trame est ponctuée d'improvisations et de réponses chorales. L'aède et le choeur progressent sur le chemin comme ils progressent dans le chant, en associant leur pas à la métrique du poème, leurs gestes à ses accents, en liant le rythme de leurs figures aux rythmes de la prosodie.
En - 472, dans les parties chorales de la tragédie, les parodos, stasima et kommoi, les structures prosodiques du dithyrambe prévalent encore. Et cette prosodie est une danse. Elle est appuyée sur le vers iambique. Je dis appuyée parce que iambos, c'est la jambe. Dans la versification antique, un iambe est un pied composé de deux syllabes, une brève et une longue. C'est la forme rythmique du pas humain qui foule le sol : talon, déroulé du pied. Par extension, un iambe, c'est aussi un vers dont le second, le quatrième et le sixième pied ont cette forme rythmique, une brève et une longue. On parle aussi de pieds légers et pieds lourds dans la scansion du vers.
La métrique poétique est donc aussi une trame chorégraphique. Voyons cela de plus près : le coryphée chante une strophe de trois, six ou huit pieds, et tout le choeur avance en diagonale vers la droite, au rythme des iambes, une brève et une longue, ou des anapestes, deux pieds légers, un pied lourd. Au bout de la strophe, on tourne. Strophè, en grec, signifie "se tourner". Le choeur pivote, et parcourt l'antistrophe, symétrique en tous points à la strophe : on repart vers la gauche, on prend à rebours les pas de la strophe, on y répond par des rimes internes. Dans ces aller-retours, les choreutes dessinent des figures de danse, qui se répondent elles aussi en symétrie et en rythmes. Au temps médian du vers, après un pied accentué, on suspend le pas sur une petite pensée vide, c'est la césure.
Puis vient l'épode, on pose les pieds, le choeur fait halte et le rythme iambique s'étend alors aux proportions d'un distique, c'est-à-dire un vers long de six iambes suivi d'un vers plus court, de quatre iambes. Dans le choeur maintenant à l'arrêt, le rythme de la marche s'entend encore dans les accents de la voix.
Avec le choeur, poésie et danse forment une seule et même orchestration de la parole : la poésie est une manière de danse dans la parole, la danse est une manière de "poésie dans l'espace". Une poésie dans l'espace capable de créer des sortes d'images virtuelles, reflets des images de mots dans les images de corps. Images fantômes ?
Such a questionnable shape.
Ces images de corps équivalentes aux images des mots, Aristote les appelle des figures. Aristote dit peu de choses sur la danse, mais il dit une chose très importante. Il dit que les danseurs "représentent caractères, émotions et actions en donnant figure à des rythmes (dia tôn skhèmatizomenon ruthmôn)."
Je répète cela : les danseurs représentent caractères, émotions et actions en donnant figure à des rythmes.
Aristote ne dit pas que les danseurs donnent rythme à des figures, ce qui supposerait que les figures sont déjà fixées dans un répertoire, et qu'on leur ajoute le rythme. Aristote dit au contraire que les danseurs donnent figure à des rythmes, ce qui veut dire que c'est depuis la scansion, les accents, le swing, qu'émergent les figures.
Aristote emploie le mot skhema pour parler de ces figures. En grec, skhema signifie "geste", mais selon un double sens. Skhema désigne aussi bien le geste du corps que le geste de la parole. Autrement dit, les skhemata dont sont faites l'art des danseurs sont des figures corporelles en même temps que des figures oratoires. Des tournures de langage dans le corps, et des tournures de corps dans le langage. Une éloquence gestuelle, soutenue d'un même rythme, d'une même articulation.
Le mot skhema témoigne d'une parenté profonde du geste et de la parole, une parenté qui est bien davantage qu'une analogie. C'est un rapport d'engendrement mutuel : le geste fait la parole et la parole fait le geste. Chez Walter Benjamin, cette parentèle du geste et de la parole a pour nom la danse. Dans sa Théorie de l'imitation, Benjamin voit dans la danse l'exercice résiduel de l'ancien pouvoir de ressemblance de la parole, quand le langage n'obligeait pas encore à distinguer le geste, le graphe, la voix et le verbe. Quel est ce pouvoir de ressemblance que la parole a perdu avec le langage ? Ce pouvoir offrait aux mots, non pas de ressembler aux choses, mais de ressembler aux relations que nous avons avec les choses. Relations rythmiques et mimétiques. La danse conserve un peu de ce pouvoir perdu, dit Benjamin. La danse est l'exercice du plus ancien don d'assimilation de l'homme, son don mimétique.
Quel est ce don mimétique ? On en voit la pleine puissance chez l'enfant, avant que l'algèbre du signifiant ne s'impose à lui, et à ses gestes. Benjamin l'a bien remarqué, l'enfant n'imite pas seulement le marchand ou le maitre d'école, il imite le moulin à vent et le chemin de fer. Il s'assimile le monde comme mouvements, rythmes, affects de vitalité, expressions et manifestations, car c'est ainsi que le monde lui parle. Il ne perçoit pas le monde sous les catégories d'objets mis en mouvements, mais sous les espèces de mouvements mis en objets.
Pour le dire autrement, l'enfant ne voit pas un poisson qui nage dans la rivière. Il voit dans la rivière une nage qui poissonne.
Dans ses vocalises, dans ses danses et dans ses dessins, l'enfant est cet artiste figural qui donne figure à des rythmes. Ce sont les adultes qui lui demandent de devenir figuratif : "c'est qui, c'est quoi ? qu'est-ce que ça représente ? ". Pour autant qu'il sache résister à cette injonction figurative, l'enfant demeure dans les affinités électives, les ressemblances secrètes entre formes, phénomènes et essences : les formes visuelles ressemblent aux impressions sonores qui ressemblent aux courbes gestuelles, lesquelles échangent leurs tournures, leurs rythmes, leurs émotions, leurs correspondances naturelles. Benjamin appelle ce pouvoir d'imitation la voyance, et il en situe l'exercice premier dans la danse. La danse dont la plus ancienne fonction, dit-il, était de "mettre en oeuvre la ressemblance".
A partir de ce moment, une luminosité blanche s'élève lentement depuis la scène, à l'arrière du rideau noir, jusqu'à un intensité assez forte à la fin de la conférence.
Lorsqu'en 1931, Antonin Artaud découvre la danse balinaise, il est theastai : bouche bée, les yeux écarquillés sur cette voyance, sur cette "mise en oeuvre de la ressemblance". Dans l'éloquence gestuelle de la danse balinaise, Artaud voit se lever les figures d'une "parole d'avant les mots", les skhemata de l'immémoriale puissance de ressemblance et de manifestation du corps humain. Ce que la danse balinaise remue, dit-il, c'est le manifesté, " une sorte de physique première, d’où l’esprit ne s’est jamais détaché ».
Ce que Artaud a sous les yeux lorsqu'il regarde la danse balinaise, ce sont, dit-il, des« hiéroglyphes qui vivent et se meuvent ». Mais ce qu'il voit, ce dont cette danse le fait voyant, c'est la manifestation des ressemblances :
« les correspondances les plus impérieuses fusent perpétuellement de la vue à l’ouïe, de l’intellect à la sensibilité, du geste d’un personnage à l’évocation des mouvements d’une plante, à travers le cri d’un instrument. […] Avec son alphabet roulant, avec ses cris de pierres qui se fendent, avec ses bruits de branches, ses bruits de coupes et de roulements de bois », la danse balinaise « compose dans l’air […] une sorte de susurrement matériel et animé. »
Et au bout d’un instant, dit Artaud, l’identification magique est faite :
« NOUS SAVONS QUE C’EST NOUS QUI PARLIONS. »
Voilà l'identification magique de la danse. Magique est cette manifestation de la ressemblance qui circule entre semblables, danseurs et spectateurs. Magique est l'identification de la danse comme ce langage physique que nous parlions sans le savoir encore. Magique est ce léger débrayage temporel de l'identification : Artaud écrit "nous savons" - au présent - "que c'est nous qui parlions" - au passé. Effet d'après-coup.
L'identification de la parole vient dans l'après-coup du geste. Quel est ce retard ? Notre oeil est à la poursuite du hiéroglyphe vivant, il devance et prolonge ses métamorphoses, dans l'imminence du pré-mouvement, dans la rémanence de son passage, dans un roulis de déjà et de encore. Dans cette poursuite des formes, nous formulons après-coup, les phrasés de ces figures qui viennent et s'en vont.
"Nous savons que c'est nous qui parlions", cela veut dire : nous réalisons après-coup que, tandis que nous regardions cette danse parler, c'est nous qui la formulions. Nous récitions en nous une formulation secondaire des gestes, comme autant de skhemata, pouvoirs de ressemblance du geste et de la parole.
L'identification magique est faite : c'est nous qui parlions. Nous sommes la formulation de la forme. Nous sommes l'antique ressemblance du geste et de la parole. Nous sommes la voyance dans la vision. C'est nous qui parlions. Nous sommes la nage qui poissonne. Nous sommes le déroulé du pied dans la syllabe. C'est nous qui parlions. Nous sommes l'invoqué dans l'évoqué. Nous sommes l'écho dans la voix. Nous sommes la réponse dans l'appel. C'est nous qui parlions.
C'était il y a trente minutes environ, juste avant que je commence à parler. J'ai pensé : j'ai déjà vécu ça, cette voix qui parle, c'est comme si on savait déjà ce qu'elle va dire. C'est comme si les mots étaient formés déjà sur toutes les lèvres. On est quelqu'un ensemble.
Avant de vous rendre la parole, dans moins d'une minute, je voudrais vous remercier pour votre écoute, pour votre regard, et je voudrais vous raconter une dernière histoire.
Dans une nouvelle de Franz Kafka qui s'appelle Recherches d'un chien, il y a un chien qui est sur le point de mourir, et qui fait un rêve dans son dernier souffle. Il voit apparaître un chien merveilleux, plus beau qu'aucun chien terrestre, une sorte d'ange canin.
Ce chien angélique lui dit "Je vais chanter pour toi."
Le chien mourant lui dit "Tu as déjà commencé ?".
Le chien céleste lui dit "Non, pas encore, mais tiens toi prêt."
Le chien agonisant lui dit "Mais je t'entends déjà."
Et le chien angélique reste silencieux, tandis que le vieux chien, qui est en train de mourir en rêvant, entend un chant merveilleux. Il dit :
" Je crus entendre que le chien chantait déjà sans le savoir encore, et que la mélodie, séparée de lui par une loi propre au chant, flottait en l’air devant lui, et pointait vers moi, vers moi seul *."
* Franz Kafka, « Recherches d’un chien » (« Forschungen eines Hundes », 1922). Adaptation à partir de la traduction de Jean Carrive, dans La Muraille de Chine et autres récits, Paris, Gallimard, 1950, p. 262.